Patrice Pantin
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Une étymologie de la peinture

Patrice Pantin a-t-il le mal de la peinture, à l'instar des Bretons et des montagnards en proie au mal du pays ? Calice bu jusqu'à la lie, il racle non les fonds de pots, mais les fonds de toile, comme les chaluts raclent les fonds marins y traçant des empreintes éphémères, inouïes, inconnues... Cette traque originelle se forme dans un corps à corps avec le matériau : de la poigne et des doigts, bec et ongles, comme s'il voulait faire mal à la peinture, presque à couteaux tirés (puisque notamment Pantin peint au cutter), il s'attaque à la toile (l'un des quatre trésors de l'ancestrale peinture chinoise : sésame, ouvre-toi!) pour lui faire la peau? Nerfs de la guerre, nervures dépouillées, énigmatiques trophées de ce combat, résultantes de cet écorché de toile, sont épinglées de verticales bandelettes de momie des extrémités desquelles le peintre s'est encore évertué à extraire la substantifique moelle : au commencement était le fil de lin, ou de chanvre... D'ailleurs, herbe pantagruélique du peintre, c'est étymologiquement cela que la ligne, une cordelette de lin (et si l'on va par là, rappelons que peindre vient du latin pingere venant lui-même de l'antique pixel grec ΠolKlàoç qui décline plusieurs sens : "ondoyant et divers", mais aussi "couvert de couleurs", ou... "brodé"). Voici donc les bandelettes comme crucifiées, écartelées par les deux ou trois fils qui les prolongent et les maintiennent en apesanteur, en ostentation à quelques centimètres du mur où se reporte leur ombre de croix. On pourrait aussi parler d'aiguillée de fil et croire filer une métaphore, mais on n'est pas dans la métaphore, on est bien là dans cette question cruciale de l'ici-et-maintenant, où l'ombre, parfois même déteignant sur le fil, est plus lourde de conséquence que la présence, résonne comme la corde pincée du sitar. Précisément, qu'est-ce qui est montré sur les bandes de toile mêmes, sinon une ombre, un silence éloquent ? par un subtil artefact, est dé-peinte une empreinte de fil, et ce fil absent exhibe l'eccéité d'un trait. En mettant en oeuvre la parenté originelle du fil et du trait, ces pièces sur toile font tomber sur un os, dureté du fil, souplesse du trait, ou donnent sinon la clé, du moins une clé, des grandes séries sur papier.
 
Des lignes envahissent de façon plus ou moins profuse les fonds souvent blancs ou gris, les uns ainsi vermiculés : entortillements de volubilis ou graffiti montant sur les murs de l'Aventin (les fonds sérigraphiés en gris soulignant cette confrontation à l'art pariétal du prisonnier gravant les jours de sa caverne), bonnes feuilles tombées d'un manuel de chiromancie pour mains calleuses ou signatures des traités des guerres indiennes, chutes de fils de couturières où des oiseaux viendraient chercher de quoi bâtir leur nid comme Mondrian partant des branches nues enracinées dans l'air froid de l'hiver, danse échevelée de figures graciles, arabesques de glace où l'on a artistiquement patiné, idéogrammes erratiques, cabalistiques de bestioles arénicoles dans leur chemin vers la mer ; les autres réticulés : lignes en fuite échappées des prisons de Piranese, labyrinthes ou plans quadrillés des métropoles du dix-neuvième siècle américain (la grille sur la colline), grandes partitions de musique contemporaine avec des pauses, des stridences et des silences...
 
Là encore, la manière est complexe et celle d'un passionné stakhanoviste d'atelier. Des feuilles de papier couché de 400 g, grand format (140 x 200), sont recouvertes d'un nappage d'adhésif transparent (comme le voile de Lucrèce dans le tableau de Cranach que l'artiste affectionne). Des jours durant, avec la méticulosité obstinée de celui qui prémédite son crime, Pantin peut, à travers cette gaze, inciser le papier jusqu'à donner à cette étape du work in progress la ressemblance d'une "risée sur l'eau du port de Roscoff", de l'irisation d'une soie de Mysore". Courbes de niveaux d'une gigantesque carte d'état major avant la bataille, lente translation des isobares avant l'explosion du météore : un jour, l'artiste, de larges coups de brosse trempée de peinture noire, rouge, ou bleue le plus souvent, recouvre la sur-face ainsi préparée. La peinture s'engouffre aveuglément au hasard du geste dans les saignées des incisions, et quand à l'acmé de la naissance irrémédiable de l'oeuvre (irrémédiable comme par exemple l'unique coup de pinceau, le Zhu Ruoji de Shi Tao), l'artiste enlève l'adhésif par lambeaux, demeurent sur le papier des traits qui sont des canaux qui deviennent vaisseaux, vaisseaux de ligne! Veines de 7 sang rouge, veines de sang bleu, peu profonds ruisseaux calomniés de la mort : dans le lit du trait, diastole et systole des estuaires, s'interpénètrent de façon indéfinissable les couleurs. Pantin aime les traits qui changent de couleur dans leur trajectoire et tout ce que cela draine. Plongeant son style au coeur de la peinture comme "au fond de l'Inconnu", il capture dans ses filets de peinture non chose morte mais, à l'imitation de Harvey, une véritable circulation. Filet : ce qui s'écoule et ce qui retient. On en revient à notre fil d'Ariane et la boucle se boucle quand on constate que le trait peint de cette manière donne, comme en trompe-l'oeil, la parfaite illusion du fil : osmose philosophale de Pantin qui va de la toile au papier revenant à la toile, à la voile des grandes traversées, au voile par delà lequel il faut pénétrer. Et cette introspection de la peinture débouche sur ce qu'on pourrait appeler de la préfiguration libre (un coup de dés jamais...).
 
Comme les pliures d'Hantaï, les entailles de Pantin jouent de la réserve. Il est de la famille de ceux pour qui le "blanc" importe, les Mallarmé, Thelonious Monk, Twombly... Il y a quelque chose de bressonien dans cette peinture : montrer le moins pour dire le plus, soustraire, abstraire, litote grand format. Regarder est un acte de silence, il faut scruter les lignes comme l'horizon (oui, il y a quelque chose de météorologique dans cette écriture). Retranché dans les tranchées de ses traits, il mène sa guerre, solitaire, silencieux, opiniâtre, endurant comme un moine zen, un Morandi, un Toroni, il creuse son sillon, poursuit sa quête, sa traversée des apparences qui doit le mener sous le support, sous la surface : la sève sous l'écorce, de la coulure à la couleur... Le regard comme le silence peuvent être profonds. Si l'on tente, comme nous le faisons ici trop rapidement (car il y a là bien du fil à retordre), de dévider l'écheveau de cette peinture que nous croyons "noble de fibre", on ne peut manquer d'être frappé par la cohérence du réseau qui la sous-tend : le peintre s'est fait poignardeur ourdissant à la florentine une trame mouvante depuis la toile défaite de Pénélope jusqu'à l'unique cordeau des trompettes marines, non pas tirée au cordeau, mais au pointillé rideau de pluie, pour mieux écouter le regard... La récente série des plus petits formats, qui salue dans la peinture de Pantin l'arrivée de nouvelles couleurs et dont certains traits jaune d'or évoquent irrésistiblement le cheveu de la blonde Yseut à la seule vue duquel et pour l'imagination de laquelle Marc dépêcha Tristan en mission, apporte une réponse à notre question liminaire : ce n'est pas la nostalgie qui est ici à l'ceuvre, mais le désir. Ce qui emprunte parfois des chemins de traverse. Alors, on enjambe une ligne haute tension, on tire un trait, et on recommence.
 
Pierre‑Alain Tilliette
Paris, février 2002
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Sans art, sans forme
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