Sous la couverture blanche, trois dessins longitudinaux pliés comme les cartes d'un portulan énigmatique, géologiques, vues satellites, cartes marines... Une rumeur gronde, c'est le mascaret de la peinture, balayage spectroscopique, étirement de prédelle, parement de Narbonne, écran technicolor sur la courbure de l'horizon... puis au reflux de l'essuyage, on retrouve l'empreinte de la chaîne sur la vase, l'emprise du chagrin et de la joie, crinières au vent d'hiver, glissement de la brosse qui fait gicler la boue des flaques. Est-ce que le plongeur qui s'élance du haut de la falaise aux eaux noires et profondes ne rêve pas secrètement de s'envoler ? C'est la vie dont on cherche le sens, c'est le voyageur égaré d'une indécidable expédition : rayures, hachures, ratures, stries . - - . - .. . . - - . C'est une quête peut-être de quelque graal enfoui dans le réel, comme l'ivrogne cherchant la soif dans la dernière goutte de sa bouteille. « Et voulant dire, en vain je suis béant. »
C'est un paysage de neige, blanc jusqu'à la raréfaction, c'est un pays noir de suie, c'est une nuit constellée d'étoiles déjà mortes, épiphanies éclatant dans un foisonnement de météores, c'est un océan de sang équarissant sa peau, rouge de cent taillades insinuées, ce sont les coteaux de l'empire du Cathay, d'un bleu ondoyant, d'un vert se réverbérant à l'infini, parfois des taches de soleil, des zébrures douces comme le dodelinement des boutons d'or et cassantes comme l'exubérance des jonquilles... On aperçoit au loin le nimbe roux des forêts de bouleaux sur leurs frêles corps blancs tachetés comme la neige, leurs branches mortes où rien ne bronche. Au sang revers d'un ciel trop pâle s'inscrivent toutes les branches en marche du bois de Birnam, et l'arpenteur s'enfonce au travers des plissements hercyniens, rides des écorces comme les lignes se creusent dans la main, racines sous le sol dur... ... pour arriver enfin sur la terre du laboureur. Le laboureur et ses dessins : travaillez, prenez de la peine, un trésor est caché dedans, on connaît la chanson... Il a débroussaillé à la serpe sa terre gaste et noire, brûlée par tactique, grattée, inondée, retournée, creusée. C'est de l'art aratoire, tellurique, de l'art à terre, ayant faite Sienne cette terre, et se taire... Mais le soir au coin du feu, sous la tapisserie de « la riche terre soulageant l'ours amer et débonnaire » montrant Richter, Soulages, Lurçat et Motherwell jouant à la pelote basque, on se raconte des légendes à l'encre de Chine... Ce qu'on aime, dans l'histoire de Wou Tao-Tzu, qui sur l'ordre de l'empereur Hsüan Tsung, peignit l'une des plus incroyables fresques de l'histoire de la peinture, inaccessibles montagnes, forêts regorgeant d'animaux fabuleux, bambous bleutés, cascades d'argent, et finalement cette petite porte dérobée au pied d'une colline, qu'il ouvrit tranquillement, franchit, et au clic que fit la porte quand il disparut à l'intérieur de sa fresque, le Fils du Ciel et toute sa cour se retrouvant penauds devant un vaste mur blanc, ce qu'on aime, avec cet empereur, c'est qu'il donna son empire, non pour un cheval, mais pour cette merveilleuse hétaïre, cette Phryné aux petits pieds, de Yang Kuei-fei : ce qu'on ne ferait pas pour le désir et la beauté ! Les vieux peintres chinois le savent, ce qui compte avant tout, c'est la « fusion du rythme de l’esprit avec le mouvement des choses vivantes » et l'art d’exprimer les os ou la structure au moyen de la brosse.
Ardentes trépidations du ciel chassé de pluies obliques, interstitielles : par les grands chemins pierreux (tao, taïaut !) où cogne et s'accroche le soulier, on va maintenant vers la mer... La mer ne tient au ciel que par un fil, un long fil d'eau nue. Entortillant ce fil sur son treuil pour se déprendre d'un savoir tout fait, le pêcheur, avec un bruit de chaînes et de chocs le long de la lisse, remonte la blanchaille dans ses filets bruns et rouges, et se laisse dériver... Sans fin, c'est le déroulement des vagues de la mer grise qui ne s'ennuie jamais ou qui s'ennuie tout le temps, murmurant en grec ancien aigialos, bord de la mer, soit le lieu où la mer s'élance. Le rouleau sur la grève, brisant et rebrisant sans cesse, meurt-il, renaît-il sans cesse, est-ce le même ? et le regard est emporté, bois flotté, vers l'iris du monde...