Patrice Pantin
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Sans art, sans forme, estoyent broüillez les Cieux...

La fioriture n'est pas ici de mise. Ce qui importe, c'est que la mélodie cassée et l'ordonnancement de la trame balayé comme un fétu de paille révèlent une image ruinée, affleurant telles ces racines qui stoppaient net le soc de la charrue, ce qui compte, c'est le geste de l'enfant qui détruit son château de sable après qu'il l'a si patiemment bâti. Et se perdre dans les ruines d'une mythologie où tout s'efface : nul orietur, nul eurêka, vous vous laissez porter par les courants, comme passe l'ombre d'un nuage qui fuirait le cadre... Baudelaire, grand amoureux des nuages : « J'ai trouvé la définition du Beau, de mon Beau. C'est quelque chose d'ardent et de triste, quelque chose d'un peu vague, laissant carrière à la conjecture. »
Toute œuvre plus ou moins pose ou se pose la question de l'émergence, de l'incipit, de la transformation de l'énergie. Commencer, recommencer. Comment était-ce avant, quand il n'y avait rien ? et pourquoi y a-t-il quelque chose ? Reprenons. Au commencement, la terre était vague et vide, les ténèbres couvraient l'abîme, l'Esprit planait sur les eaux... La feuille blanche, incise soit-elle au morfil chirurgical du stylet qui suit lentement ses méandres et qu'à cela ne tienne la beauté des traits !
On apprête le geste, filigrane dans la pâte de la vie.
Sous la jaquette semée de noirs stigmates, trois dessins longitudinaux, pliés en éventail comme les cartons perforés d'une partition d'orgue de barbarie, prête à répandre les flots sombres d'une cosmogonie bruitiste, d'une bande-son distordue de chant du monde : leur frontalité d'esquive progressivement vous enveloppe... Un dessin est là, déplié, il s'offre, se dérobe. D'un versant l'autre de l'histoire peinte en passant par les sfumatos et les fulgurations, le regard est conduit jusque dans le « bois intrinsèque et dense des arbres ».
 
  1.
Le vide, l'attente, puis un jour, agitées par le geste, les chaînettes fantomatiques, portées au fer rouge, ripent, tremblent, dérapent... La danse stochastique des maillons sur le vélin centaure : on dirait un hippocampe qui danse, staccato, un algorithme récursif, un leitmotiv en morse . - - . - .. . . - - . laissant des traces de fermetures éclair : que ferment-elles ou sur quoi ouvrent-elles ? On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Comment montrer le cours dans sa présence et son absence, le passage et le paysage, où rampe en circonvolutions de lacets la phrase parmi la tourbe et les feuilles mortes ? Concaténation du fatal et du possible, la main passe sur le papier pour révéler ce qui devait y advenir : ce qui pouvait être est « quand le cuivre s'éveille clairon »... Vite ! Jeter l'ancre ! On la voit couler tout droit vers les fonds clairs, tirant la chaîne après elle en faisant des milliers de petites bulles, heurter la vase dans un nuage brouillonnant, déraper un peu, puis brusquement crocher et la chaîne se raidir et mollir ensuite doucement. Il faut dire la vérité : on a jeté l'ancre dans l'estuaire, où le temps revêt l'apparence de l'espace, pour tenter de retenir le fleuve. On est reparti au large, et je suis l'un de ces hommes d'équipage qui prennent des albatros, fouillant dans leurs entrailles y chercher un sens oracle à la machinose du monde, mort du Grand Pan, panne générale... Le corps de l'albatros enchaîné, incisé, exposé, écarquillé sur le pont, sur lequel, à la chaîne, se penchent tous les regards... On a beau décortiquer les mots et les hapax jusqu'à la tripe, on a beau relire le Traité du trait « qui-ne-faut » : comment le temps s'écoule-t-il dans l'espace, de gauche à droite ? de haut en bas ? ou jaillit-il d'un centre inconnu vers une limite obscure ? Aurore du monde, chute du soir, papillon de cendre dont on laisse descendre l'aile en ignorant tout d'une incertaine réaction en chaîne, on s'enfonce dans la trame par la navette du regard... La vie ne tient qu'à un fil. La ligne brisée et l'instant indécis soudain, torrents !
 
  2.
C'était comme aux confins originels de la mer glaciale le combat des premiers et derniers grands monochromes, le blanc, le noir : apparition de la matière et de la lumière, là même où floconnaient les « parolles gelées » de Rabelais et rouillaient les éclats d'obus de Verdun un soir d'hiver, un soir de guerre jamais lasse projetée sur grand écran, black-out sur les New York promises... « Fais que nos yeux puissent voir ! », implorait Ajax quand tous les traits des Achéens se perdaient au petit bonheur... À côté s'ouvraient des abysses, où remuaient des anges peints, vieilles fresques s'accrochant aux cimaises, Berezina de térébenthine, des Lucrèce de Cranach à l'encore intact souple et suave épiderme d'ivoire sous la transparence de la gaze, le noir de la prunelle des yeux du Roland furieux de Jehan Duseigneur, son air ne démentant rien de l'effloraison de la nuit déferlant si, désenchaîné, il dégainait sa peinture, naufrages et nuages déboulant en spirales, feu l'artifice, fer rouge de l'épaule bagnarde, la Nocturne en noir et en or, fusée qui retombe de James McNeill Whistler, la pluie d'orage sur la mer par Constable... L'orage a surpris Bach à bord de sa BWV 1011, qui a renversé sur le parchemin d'un ciel négatif le chaudron des sorcières, où mijotait noirâtre la soupe élémentaire de l'eau et de la terre, de l'air et du feu, embardée de notes pour vouloir laisser une marque dans la fuite des siècles, transmettre la braise... Donc, il y a ce tirailleur qui, pour des raisons diverses, diffuses, profuses, profondes, pour ce qu'il ne lui suffit pas d'émarger au râtelier quotidien, ce quidam qui décide de s'affronter avec sa propre pensée : il est face à l'écran du papier, que sa virginité défend, face à l'écran de fumée. D'où vont sourdre les traits, les mots, les notes ? de lui-même ? ou de la tempête sous la surface qui lui fait front ? Charbonnier débardant sa foi noire en voluptueuses et heuristiques volutes, il creuse l'anthracite, à coups de pioche dans la banquise oblitérée par des traces d'autochenilles filant vers les variations de la lumière... C'est une saignée à blanc dans l'antre, dans la caverne où persistent les adorateurs de simulacres, au fil du temps « qui sur toute ombre en verse une plus noire ».
 
  3.
Sous la couverture blanche, trois dessins longitudinaux pliés comme les cartes d'un portulan énigmatique, géologiques, vues satellites, cartes marines... Une rumeur gronde, c'est le mascaret de la peinture, balayage spectroscopique, étirement de prédelle, parement de Narbonne, écran technicolor sur la courbure de l'horizon... puis au reflux de l'essuyage, on retrouve l'empreinte de la chaîne sur la vase, l'emprise du chagrin et de la joie, crinières au vent d'hiver, glissement de la brosse qui fait gicler la boue des flaques. Est-ce que le plongeur qui s'élance du haut de la falaise aux eaux noires et profondes ne rêve pas secrètement de s'envoler ? C'est la vie dont on cherche le sens, c'est le voyageur égaré d'une indécidable expédition : rayures, hachures, ratures, stries . - - . - .. . . - - . C'est une quête peut-être de quelque graal enfoui dans le réel, comme l'ivrogne cherchant la soif dans la dernière goutte de sa bouteille. « Et voulant dire, en vain je suis béant. »

C'est un paysage de neige, blanc jusqu'à la raréfaction, c'est un pays noir de suie, c'est une nuit constellée d'étoiles déjà mortes, épiphanies éclatant dans un foisonnement de météores, c'est un océan de sang équarissant sa peau, rouge de cent taillades insinuées, ce sont les coteaux de l'empire du Cathay, d'un bleu ondoyant, d'un vert se réverbérant à l'infini, parfois des taches de soleil, des zébrures douces comme le dodelinement des boutons d'or et cassantes comme l'exubérance des jonquilles... On aperçoit au loin le nimbe roux des forêts de bouleaux sur leurs frêles corps blancs tachetés comme la neige, leurs branches mortes où rien ne bronche. Au sang revers d'un ciel trop pâle s'inscrivent toutes les branches en marche du bois de Birnam, et l'arpenteur s'enfonce au travers des plissements hercyniens, rides des écorces comme les lignes se creusent dans la main, racines sous le sol dur... ... pour arriver enfin sur la terre du laboureur. Le laboureur et ses dessins : travaillez, prenez de la peine, un trésor est caché dedans, on connaît la chanson... Il a débroussaillé à la serpe sa terre gaste et noire, brûlée par tactique, grattée, inondée, retournée, creusée. C'est de l'art aratoire, tellurique, de l'art à terre, ayant faite Sienne cette terre, et se taire... Mais le soir au coin du feu, sous la tapisserie de « la riche terre soulageant l'ours amer et débonnaire » montrant Richter, Soulages, Lurçat et Motherwell jouant à la pelote basque, on se raconte des légendes à l'encre de Chine... Ce qu'on aime, dans l'histoire de Wou Tao-Tzu, qui sur l'ordre de l'empereur Hsüan Tsung, peignit l'une des plus incroyables fresques de l'histoire de la peinture, inaccessibles montagnes, forêts regorgeant d'animaux fabuleux, bambous bleutés, cascades d'argent, et finalement cette petite porte dérobée au pied d'une colline, qu'il ouvrit tranquillement, franchit, et au clic que fit la porte quand il disparut à l'intérieur de sa fresque, le Fils du Ciel et toute sa cour se retrouvant penauds devant un vaste mur blanc, ce qu'on aime, avec cet empereur, c'est qu'il donna son empire, non pour un cheval, mais pour cette merveilleuse hétaïre, cette Phryné aux petits pieds, de Yang Kuei-fei : ce qu'on ne ferait pas pour le désir et la beauté ! Les vieux peintres chinois le savent, ce qui compte avant tout, c'est la « fusion du rythme de l’esprit avec le mouvement des choses vivantes » et l'art d’exprimer les os ou la structure au moyen de la brosse.
Ardentes trépidations du ciel chassé de pluies obliques, interstitielles : par les grands chemins pierreux (tao, taïaut !) où cogne et s'accroche le soulier, on va maintenant vers la mer... La mer ne tient au ciel que par un fil, un long fil d'eau nue. Entortillant ce fil sur son treuil pour se déprendre d'un savoir tout fait, le pêcheur, avec un bruit de chaînes et de chocs le long de la lisse, remonte la blanchaille dans ses filets bruns et rouges, et se laisse dériver... Sans fin, c'est le déroulement des vagues de la mer grise qui ne s'ennuie jamais ou qui s'ennuie tout le temps, murmurant en grec ancien aigialos, bord de la mer, soit le lieu où la mer s'élance. Le rouleau sur la grève, brisant et rebrisant sans cesse, meurt-il, renaît-il sans cesse, est-ce le même ? et le regard est emporté, bois flotté, vers l'iris du monde...
 
  ***
L'univers n'est-il pas en nous ? Nous ne connaissons pas les profondeurs de notre esprit. Le chemin mystérieux va vers l'intérieur. Novalis, Blütenstaub
Ronsard l'a dit, avant qu'amour n'ouvrit le sein inerte du chaos, sans art et sans forme, les cieux étaient brouillés. Ne jamais entraver un homme dans sa course, même s'il ne sait où il va... Quand éperdus les traits jaillis des doigts, quand chaque empreinte court à perdre souffle après l'autre, que se téléscopent, culbutent les formes dans la panique, que la brosse du peintre gratte l'écorce des êtres et des choses pour composer le livre, on se souvient de lectures anciennes et d'une petite phrase de sonate : « Ceux qui sont hantés de ce souvenir confus des vérités qu'ils n'ont jamais connues sont les hommes qui sont doués. »
Un jour, plus tard, peut-être, ailleurs, plus loin, on sera touché par la vive couleur, un éclair de grâce sur un quai de Rotterdam, illuminant soudain un petit pan de mur orange, vert pomme, bleu ciel, mais ceci est une autre histoire...
 
Pierre‑Alain Tilliette
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