Patrice Pantin
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Cédric Loire ‑ Des corps sans surface Un moyen commode d’amorcer un commentaire de la peinture de Patrice Pantin consiste à s’attacher à la description détaillée de sa conception et de sa réalisation. D’autres s’y étant employés ailleurs ‑ et avec justesse ‑, on s’attachera ici à « tirer les fils » que permet d’entrevoir chacune des phases de ce processus, que Jacques Py a résumé de la façon suivante : « recouvrir, entailler, enflammer, peindre, dépouiller » . Cette énumération de verbes transitifs (qui, au passage, ressemble à cette autre liste écrite en 1969 par le sculpteur Richard Serra et revêt comme elle une valeur programmatique) implique une succession d’actions, et un rôle important du corps agissant et percevant simultanément. La récurrence de gestes, procédés et matériaux dans la pratique de l’artiste traduit une forme d’organisation quasi rituelle d’un travail dont la part performative n’est pas négligeable. L’incision du papier, opérée à la verticale, ainsi que la décrit Patrice Pantin au cours d’un entretien, « debout en appui » , rappelle les rituels de scarifications et de tatouages. Si le corps est présent par l’analogie qui peut s’opérer entre le papier et la peau (analogie que formule l’artiste au cours du même entretien, en évoquant son attachement pour le Suicide de Lucrèce peint par Cranach), il l’est d’abord par l’acte complexe de production de la peinture. Les entailles ‑ leur trajectoire, leur profondeur ‑ se doivent d’être contrôlées ; elles impliquent une vigilance et une tension constantes auxquelles tout le corps participe. Les formats choisis sont généralement vastes afin que le corps tout entier s’y sente « pris » ; étalés sur le sol au cours de la phase d’application de la couleur, ils sont fréquemment traversés, foulés par le peintre qui y inscrit la présence de son propre corps. Pour autant, et en dépit de l’importance de cette phase performative (incisions, corps en tension, embrasement aussi spectaculaire que bref), le résultat de ces actions successives ne relève ni de la relique d’une performance à caractère symbolique, ni du registre de l’indice d’une activité simplement et directement enregistrée, pas plus qu’il ne présente les signes convenus de « l’expression » : au contraire, il est tout en retenue. C’est que la liste de verbes correspond d’abord à une suite d’actions simples, qui visent à transformer la matière. L’acte performatif est constamment contenu dans une sorte de programme, dont la préméditation, l’organisation et la récurrence montrent bien qu’il s’agit là d’une forme de stratagème, de dispositif de mise à distance et de retardement. Chaque étape relève à la fois de l’oblitération ou de l’altération de la précédente, et de sa révélation (au sens photographique du terme). Le support de papier est d’abord glacé, vitrifié par l’application de larges bandes de ruban adhésif transparent, dont la surface lisse et brillante est longuement et régulièrement parcourue et fendue par le fil de la lame, qui la traverse et atteint la fibre, l’incise sans la percer, comme si pour retrouver le fond de la peinture, il fallait prendre le risque de le lacérer. Cette étape constitue aussi un nécessaire moment de prise de possession, d’arpentage du « territoire », préalablement à son investissement par la peinture. Le temps et la concentration nécessaires à ce patient travail de coupe paraissent démesurés par rapport à l’impact visuel d’abord restreint qu’ils engendrent. Aucune modification spectaculaire : seule l’incidence de la lumière variant sur l’adhésif fait apparaître creux et reliefs, brillances et reflets, dont l’observation requiert toute l’attention du spectateur. Cette étape inaugure l’ouverture du support ainsi cartographié, le travail d’incision provoquant des transformations déterminantes du subjectile. Il en fouille l’épaisseur tout en l’augmentant par endroits : en fonction des courbes et inflexions de la découpe, l’une des « rives » de l’incision peut se voir soulevée, festonnée même de petits plissements par lesquels le papier marque sa résistance ‑ la surface ne se rend pas sans lutter. À l’étape suivante correspond un premier basculement topologique : une fois le papier étendu au sol, une fine couche de tourbe et de poussière recouvre la surface incisée sur laquelle un solvant inflammable a été préalablement répandu. L’enfouissement est évidemment un signe du travail du temps, de la mémoire et de l’oubli : il convoque les précédents de l’Élevage de poussières de Duchamp, saisi par la photographie de Man Ray, mais aussi, plus proche, celui d’anciennes toiles de Simon Hantaï, que ce dernier avait enterrées au fond de son jardin, pour les exhumer avant d’en montrer les restes ‑ « des problèmes », selon ses propres mots ‑ à son visiteur . Mais la tourbe et la poussière ont, dans le travail de Patrice Pantin, une fonction plus spécifique ‑ ou plutôt deux fonctions successives, opposées l’une à l’autre ‑ dans l’épreuve du feu à laquelle le papier est soumis : elles forment dans un premier temps une couche isolant le papier de la morsure des flammes, avant de se consumer plus lentement en dégageant davantage de chaleur, laissant des traces sombres sur le papier, l’attaquant jusqu’à parfois le trouer, ménageant alors des jours dont les contours irréguliers sont ourlés du halo sombre de la brûlure. La chaleur provoque une rétractation des fines bandes de ruban adhésif, ouvre un peu plus les incisions faites auparavant.&nbs
Pierre Manuel ‑ LES TERRITOIRES DE LA PEINTURE Entretien réalisé entre Patrice Pantin, artiste plasticien et Pierre Manuel, philosophe et critique d’art en juin 2005 à l’occasion de l’exposition à la Galerie AL MA, Montpellier. Pierre Manuel : Il y a une phrase de Hegel qui dit que le résultat ne peut se comprendre sans ce dont il résulte. Cela me semble particulièrement vrai pour votre travail qui met en jeu des techniques très originales et significatives. Nous allons donc commencer par cette description des outils et conditions de fabrication de ce que vous appelez des « dessins », sans oublier que le sens d’une technique dépasse les moyens mis en œuvre. Patrice Pantin : les « dessins « renvoient tout de suite à mes travaux sur papier, mais j’utilise aussi ce terme pour d’autres travaux qui prennent le mur et le sol pour support; des sortes d’installations « infra‑minces » où je tire des lignes d’ombre à partir de fil épinglé et dont je vous parlerai plus tard. Pour en revenir au papier, je travaille sur de grandes feuilles; Grandes, cela veut dire des formats dans lesquels je peux me sentir physiquement pris, qui m’enveloppent et se fondent à la surface du mur sur lequel je les fixe. Ces feuilles me « tiennent debout » Leur base fait 146 cm de large et 230 cm de haut. Je peux multiplier cette largeur par deux ou par trois et ainsi obtenir des panneaux de 292 cm ou 438 cm de largeur. Je rentre alors dans une dimension nouvelle qui vient bousculer le rapport d’échelle et la méticulosité nécessaires à la fabrication de tout ça. En fait, je procède sur plusieurs étapes: La première consiste à fixer ces feuilles sur un panneau et, moi debout en appui à les inciser. La seconde étape a lieu au sol, lorsque je les mets en couleur. La première étape, celle du dessin par incision, se passe au fil de la lame, avec la pression de la main, celle du bout des doigts. La seconde étape est très différente : je dois agir de façon très concentrée, sans droit à l’erreur, malgré une part aléatoire qui reste importante. Je place les feuilles au sol, je marche dessus, les traverse; il y a donc une réelle inscription du corps, du geste qui va révéler le travail préparatoire d’incision, par la manière dont la couleur, l’encre, va se répandre dans ces incisions. Ce sont de vraies gravures, à tirage unique et monumental. P.M. : Ce que vous appelez la deuxième étape consiste à faire pénétrer la couleur, comme élément fluide, dans le papier. Comment procédez‑vous pour répandre cette couleur ? et pourquoi dites‑vous ne pas avoir droit à l’erreur ? ou inversement quelle est la part de risque que vous êtes prêt à assumer ? On peut aussi s’interroger sur la part d’initiative que laisse le processus d’encrage: est‑il déjà déterminé à l’avance ou au contraire confié au geste en acte ? P.P. : Il s’agit effectivement de faire rentrer la couleur à l’intérieur du papier. Pas sur le papier, mais à l’intérieur. Pour cela, je nappe la feuille d’adhésif et j’incise ce mince pelliculage ainsi que le papier qui est dessous. Sans le crever; avec ce grammage (400gr) j’ai du crédit, les feuilles sont rarement percées. Attentif à la pression du cutter, j’inaugure le dessin par une première ligne qui parcourt la feuille de bout en bout. Puis en m’appuyant sur cette première ligne, je fais les suivantes, de façon très empirique. Travail de marathonien, il y faut de la constance et aussi de l’écoute car chaque nouvelle ligne doit s’inventer à partir de la précédente. Dans ce moment, je grave un « terrain « une suite de sillons ou encore une sorte de tissu pictural qui sera prêt à absorber, à venir prendre le liquide qui va s’engouffrer dans le papier. PM : quel papier utilisez vous ? PP : Du papier mat, dont l’épaisseur a la qualité d’absorber la couleur de la boire comme pour nous la voler. C’est dans l’épaisseur de ce papier que se jouent des questions de perception : par exemple, la possibilité selon l’angle que l’on prend de percevoir autrement la couleur qui se soustrait au regard, qui est prisonnière, voilée. P.M: La pratique de l’incision implique à la fois l’idée de tracer mais aussi celle de creuser, donc d’entamer quelque chose en profondeur. D’attaquer la surface pour accéder à autre chose. Et sans vouloir insister sur les images associées au cutter qui est l’outil dont vous vous servez pour ces incisions, il faut admettre que ce travail d’incision n’est pas loin&nb
Pierre‑Alain Tilliette ‑ Sans art, sans forme, estoyent broüillez les Cieux... La fioriture n'est pas ici de mise. Ce qui importe, c'est que la mélodie cassée et l'ordonnancement de la trame balayé comme un fétu de paille révèlent une image ruinée, affleurant telles ces racines qui stoppaient net le soc de la charrue, ce qui compte, c'est le geste de l'enfant qui détruit son château de sable après qu'il l'a si patiemment bâti. Et se perdre dans les ruines d'une mythologie où tout s'efface : nul orietur, nul eurêka, vous vous laissez porter par les courants, comme passe l'ombre d'un nuage qui fuirait le cadre... Baudelaire, grand amoureux des nuages : « J'ai trouvé la définition du Beau, de mon Beau. C'est quelque chose d'ardent et de triste, quelque chose d'un peu vague, laissant carrière à la conjecture. » Toute œuvre plus ou moins pose ou se pose la question de l'émergence, de l'incipit, de la transformation de l'énergie. Commencer, recommencer. Comment était‑ce avant, quand il n'y avait rien ? et pourquoi y a‑t‑il quelque chose ? Reprenons. Au commencement, la terre était vague et vide, les ténèbres couvraient l'abîme, l'Esprit planait sur les eaux... La feuille blanche, incise soit‑elle au morfil chirurgical du stylet qui suit lentement ses méandres et qu'à cela ne tienne la beauté des traits ! On apprête le geste, filigrane dans la pâte de la vie. Sous la jaquette semée de noirs stigmates, trois dessins longitudinaux, pliés en éventail comme les cartons perforés d'une partition d'orgue de barbarie, prête à répandre les flots sombres d'une cosmogonie bruitiste, d'une bande‑son distordue de chant du monde : leur frontalité d'esquive progressivement vous enveloppe... Un dessin est là, déplié, il s'offre, se dérobe. D'un versant l'autre de l'histoire peinte en passant par les sfumatos et les fulgurations, le regard est conduit jusque dans le « bois intrinsèque et dense des arbres ». 1. Le vide, l'attente, puis un jour, agitées par le geste, les chaînettes fantomatiques, portées au fer rouge, ripent, tremblent, dérapent... La danse stochastique des maillons sur le vélin centaure : on dirait un hippocampe qui danse, staccato, un algorithme récursif, un leitmotiv en morse . ‑ ‑ . ‑ .. . . ‑ ‑ . laissant des traces de fermetures éclair : que ferment‑elles ou sur quoi ouvrent‑elles ? On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Comment montrer le cours dans sa présence et son absence, le passage et le paysage, où rampe en circonvolutions de lacets la phrase parmi la tourbe et les feuilles mortes ? Concaténation du fatal et du possible, la main passe sur le papier pour révéler ce qui devait y advenir : ce qui pouvait être est « quand le cuivre s'éveille clairon »... Vite ! Jeter l'ancre ! On la voit couler tout droit vers les fonds clairs, tirant la chaîne après elle en faisant des milliers de petites bulles, heurter la vase dans un nuage brouillonnant, déraper un peu, puis brusquement crocher et la chaîne se raidir et mollir ensuite doucement. Il faut dire la vérité : on a jeté l'ancre dans l'estuaire, où le temps revêt l'apparence de l'espace, pour tenter de retenir le fleuve. On est reparti au large, et je suis l'un de ces hommes d'équipage qui prennent des albatros, fouillant dans leurs entrailles y chercher un sens oracle à la machinose du monde, mort du Grand Pan, panne générale... Le corps de l'albatros enchaîné, incisé, exposé, écarquillé sur le pont, sur lequel, à la chaîne, se penchent tous les regards... On a beau décortiquer les mots et les hapax jusqu'à la tripe, on a beau relire le Traité du trait « qui‑ne‑faut » : comment le temps s'écoule‑t‑il dans l'espace, de gauche à droite ? de haut en bas ? ou jaillit‑il d'un centre inconnu vers une limite obscure ? Aurore du monde, chute du soir, papillon de cendre dont on laisse descendre l'aile en ignorant tout d'une incertaine réaction en chaîne, on s'enfonce dans la trame par la navette du regard... La vie ne tient qu'à un fil. La ligne brisée et l'instant indécis, soudain, torrents ! 2.   C'était comme aux confins originels de la mer glaciale le combat des premiers et derniers grands monochromes, le blanc, le noir : apparition de la matière et de la lumière, là même où floconnaient les « parolles gelées » de Rabelais et rouillaient les éclats d'obus de Verdun un soir d'hiver, un soir de guerre jamais lasse projetée sur grand écran, black‑out sur les New York promises... « Fais que nos yeux puissent voir ! », implorait Ajax quand tous les traits des Achéens se perdaient au petit bonheur... À côté s'ouvraient des abysses, où remuaient des anges peints, vieilles fresques s'accrochant aux cimaises, Berezina de térébenthine, des Lucrèce de Cranach à l'encore intact souple et suave épiderme d'ivoire sous la transparence de la gaze, le noir de la prunelle des yeux du Roland furieux de Jehan Duseigneur, son air ne démentant rien de l'effloraison de la nuit déferlant si, désenchaîné, il dégainait sa peinture, naufrages et nuages déboulant en spirales, feu l'artifice, fer rouge de l'épaule bagnarde, la Nocturne en noir et en or, fusée qui retombe de James McNeill Whistler, la pluie d'orage sur la mer par Constable... L'orage a surpris Bach à bord de sa BWV 1011, qui a renversé sur le parchemin d'un ciel négatif le chaudron des sorcières, où mijotait noirâtre la soupe élémentaire de l'eau et de la terre, de l'air et du feu, embardée de notes pour vouloir laisser une marque dans la fuite des siècles, transmettre la braise... Donc, il y a ce tirailleur qui, pour des raisons diverses, diffuses, profuses, profondes, pour ce qu'il ne lui suffit pas d'émarger au râtelier quotidien, ce quidam qui décide de s'affronter avec sa propre pensée : il est face à l'écran du papier, que sa virginité défend, face à l'écran de fumée. D'où vont sourdre les traits, les mots, les notes ? de lui‑même ? ou de la tempête sous la surface qui lui fait front ? Charbonnier débardant sa foi noire en voluptueuses et heuristiques volutes, il creuse l'anthracite, à
Pierre‑Alain Tilliette ‑ Une étymologie de la peinture Patrice Pantin a‑t‑il le mal de la peinture, à l'instar des Bretons et des montagnards en proie au mal du pays ? Calice bu jusqu'à la lie, il racle non les fonds de pots, mais les fonds de toile, comme les chaluts raclent les fonds marins y traçant des empreintes éphémères, inouïes, inconnues... Cette traque originelle se forme dans un corps à corps avec le matériau : de la poigne et des doigts, bec et ongles, comme s'il voulait faire mal à la peinture, presque à couteaux tirés (puisque notamment Pantin peint au cutter), il s'attaque à la toile (l'un des quatre trésors de l'ancestrale peinture chinoise : sésame, ouvre‑toi!) pour lui faire la peau? Nerfs de la guerre, nervures dépouillées, énigmatiques trophées de ce combat, résultantes de cet écorché de toile, sont épinglées de verticales bandelettes de momie des extrémités desquelles le peintre s'est encore évertué à extraire la substantifique moelle : au commencement était le fil de lin, ou de chanvre... D'ailleurs, herbe pantagruélique du peintre, c'est étymologiquement cela que la ligne, une cordelette de lin (et si l'on va par là, rappelons que peindre vient du latin pingere venant lui‑même de l'antique pixel grec ΠolKlàoç qui décline plusieurs sens : "ondoyant et divers", mais aussi "couvert de couleurs", ou... "brodé"). Voici donc les bandelettes comme crucifiées, écartelées par les deux ou trois fils qui les prolongent et les maintiennent en apesanteur, en ostentation à quelques centimètres du mur où se reporte leur ombre de croix. On pourrait aussi parler d'aiguillée de fil et croire filer une métaphore, mais on n'est pas dans la métaphore, on est bien là dans cette question cruciale de l'ici‑et‑maintenant, où l'ombre, parfois même déteignant sur le fil, est plus lourde de conséquence que la présence, résonne comme la corde pincée du sitar. Précisément, qu'est‑ce qui est montré sur les bandes de toile mêmes, sinon une ombre, un silence éloquent ? par un subtil artefact, est dé‑peinte une empreinte de fil, et ce fil absent exhibe l'eccéité d'un trait. En mettant en oeuvre la parenté originelle du fil et du trait, ces pièces sur toile font tomber sur un os, dureté du fil, souplesse du trait, ou donnent sinon la clé, du moins une clé, des grandes séries sur papier. Des lignes envahissent de façon plus ou moins profuse les fonds souvent blancs ou gris, les uns ainsi vermiculés : entortillements de volubilis ou graffiti montant sur les murs de l'Aventin (les fonds sérigraphiés en gris soulignant cette confrontation à l'art pariétal du prisonnier gravant les jours de sa caverne), bonnes feuilles tombées d'un manuel de chiromancie pour mains calleuses ou signatures des traités des guerres indiennes, chutes de fils de couturières où des oiseaux viendraient chercher de quoi bâtir leur nid comme Mondrian partant des branches nues enracinées dans l'air froid de l'hiver, danse échevelée de figures graciles, arabesques de glace où l'on a artistiquement patiné, idéogrammes erratiques, cabalistiques de bestioles arénicoles dans leur chemin vers la mer ; les autres réticulés : lignes en fuite échappées des prisons de Piranese, labyrinthes ou plans quadrillés des métropoles du dix‑neuvième siècle américain (la grille sur la colline), grandes partitions de musique contemporaine avec des pauses, des stridences et des silences... Là encore, la manière est complexe et celle d'un passionné stakhanoviste d'atelier. Des feuilles de papier couché de 400 g, grand format (140 x 200), sont recouvertes d'un nappage d'adhésif transparent (comme le voile de Lucrèce dans le tableau de Cranach que l'artiste affectionne). Des jours durant, avec la méticulosité obstinée de celui qui prémédite son crime, Pantin peut, à travers cette gaze, inciser le papier jusqu'à donner à cette étape du work in progress la ressemblance d'une "risée sur l'eau du port de Roscoff", de l'irisation d'une soie de Mysore". Courbes de niveaux d'une gigantesque carte d'état major avant la bataille, lente translation des isobares avant l'explosion du météore : un jour, l'artiste, de larges coups de brosse trempée de peinture noire, rouge, ou bleue le plus souvent, recouvre la sur‑face ainsi préparée. La peinture s'engouffre aveuglément au hasard du geste dans les saignées des incisions, et quand à l'acmé de la naissance irrémédiable de l'oeuvre (irrémédiable comme par exemple l'unique coup de pinceau, le Zhu Ruoji de Shi Tao), l'artiste enlève l'adhésif par lambeaux, demeurent sur le papier des traits qui sont des canaux qui deviennent vaisseaux, vaisseaux de ligne! Veines de 7 sang rouge, veines de sang bleu, peu profonds ruisseaux calomniés de la mort : dans le lit du trait, diastole et systole des estuaires, s'interpénètrent de façon indéfinissable les couleurs. Pantin aime les traits qui changent de couleur dans leur trajectoire et tout ce que cela draine. Plongeant son style au coeur de la peinture comme "au fond de l'Inconnu", il capture dans ses filets de peinture non chose morte mais, à l'imitation de Harvey, une véritable circulation. Filet :&
M’Dina Biennale, I produce a large map of the Maltese archipelago. For this drawing I use sand that I collected on a Maltese beach. It is a detached, aerial, almost virtual vision. The territory is global, shown at a distance, like a bluish, Mediterranean vision, captured through the window of a first airplane trip to Malta, a few months earlier. July 2017 I had four stones delivered to my studio. These four stones have a particular emotional load. They were extracted from the depth of the waters. Four fragments of the Azur Window. Four small blocks, 15 x 20 cm, on my table in Paris. Four samples of the distant island. Rough, chalky, dense. I hold the country in my hand. Bumpy, punctuated with holes, paths, caves. Four landscapes, appendices to the appendix of the cape that collapsed a few months earlier and was swallowed by the waters. August / November 2017 I am no longer in heaven now. It is about material and materiality, soil and firm ground. I mould the painting with my hands. I untie, I lay things down, and then the layers of colours merge. Some “pictures” are very photographic; it is deliberate because I like the disorder of the illusion. A series of “drawings” about veils, hidden things, light, black and white and colour too. My tribute to it-Tieqa tad-Dwejra will be “unveiled” next March, on the anniversary date of its collapse, a work of imprints made out of stone, marked with the seal of the earth. Patrice Pantin
Pierre Manuel I have had in mind for a long time a painting by Cranach the elder that P. Pantin shows the suicide of Lucrece. Lucrece is usually painted in the nude. But here, she is not. She is modestly covered by a very thin veil, scarcely made visible in the painting by an extremely thin white outline. Thus her body is dressed, but it does not seem to be. And the dagger that Lucrece holds, before piercing her body, will have to cut through and tear that veil. The veil is between the body and the suicide weapon; just as for me, between the cutter and the paper, there is this thin film that I tear. This veil is a latent zone and moment. Violence is not expressed by loud colors or hectic gesture, but by the fear suggested by a moment of latency, and its frailty: what will happen? The veil will be torn, the body attacked, but first a moment of suspens that condenses all the violence.With the cutter, I also tear the veil that covers the paper and I try to make it "bleed" meaning. Then, as color is added, there is something emerging that makes me think and say that from the thickness of the cut paper, a whole world can surface. In the materiality of paper, in the whiteness of that not yet deflowered body, there already is infinity of possibilities. And that is what the cutter has to show. That is why iI keep on trying- always whis the same tool and the same technique- to bring into view out of these possibilities generations of drawings, formally very different but having the same symbolic principle.: an attack in patience, latency, duration, culminating in&
Tania Vladova : I'incision fantôme Pénélope Today : en mars 2019, Patrice Pantin exposait son travail au Hùs, galerie d’art de l’ESADHaR Rouen, maison‑cabane située à l’entrée de l’école, sans toit et au quatrième mur amovible. Se saisissant des déplacements intérieur extérieur, dedans dehors auxquels incite le lieu, l’artiste proposait dès l’entrée une installation au sol, un fin volume nommé Complice (1998, drap défibré épinglé), posé à même le quatrième mur de la cabane couché sur le sol. Ses peintures et dessins investissaient les murs, proposant quelques grands formats couleurs, notamment Empreinte d’un temps de chauffe (2017, encre sur papier incisé chauffé), et Empreintes de carton, Empreintes de pierres sur papier (2018, encre sur papier), une série et quelques Incisions en noir et blanc parachevaient l’ensemble. Des travaux plus récents investissaient les murs du hall, certains plus anciens, étaient montrés à l’intérieur du Hùs, accrochées aux murs. Quelques textes, écrits de la main de Patrice Pantin et accrochés au mur, venaient compléter l’exposition. A l’intérieur, une boule était logée par terre, au milieu de la cabane.  Modeste volume hirsute, sorte d’archive circulaire, cette boule est constituée de fines chutes de découpes, collectées et amassées au fil des années de création. Les rebuts de la pratique de l’artiste, des mètres cubes de barbes d’adhésif incisées, sont ainsi données à voir comme une sorte de négatif de la matière même, ou bien comme positif de ses creux. Soigneusement stockées, pétries à la main et consolidées dans une forme ovale évolutive, véritables marqueurs du temps, ces boules elles en appellent à une archéologie. Ouverte au milieu, la boule permet, tel un tronc d’arbre indiquant son âge, de retrouver et de voir, dans une mise en scène généalogique, l’histoire des couleurs et matières utilisées par l’artiste jour après jour. Peindre, tendre, cramer, coller, inciser avec minutie, collecter : la reprise inlassable de ces gestes constitue l’accumulation en archive. Le travail de Patrice Pantin se pose d’emblée comme énigme. Qu’est‑ce que c’est : impression, sérigraphie, photographie ? Est‑ce que ce que je vois est bien ce que c’est ? Et comment ce que je vois a‑t‑il été fait ? Un temps est nécessaire avant de commencer à comprendre. Commencer à comprendre veut dire commencer à se frayer un chemin vers ce qui fonde l’image, chemin semé d’embuches, d’incertitudes et d’incrédulités. Car Patrice Pantin joue avec les attentes du regard. Il en joue et les déjoue. Il n’y a pas d’accès facile à ses œuvres. Malgré leur caractère saisissant, elles ne reposent pas sur l’effet immédiat, sur le spectaculaire. Dans la retenue, dans la lente élaboration, dans le cheminement temporisé commence à s’épaissir la rencontre avec l’image, avec l’œuvre, avec la peinture. Une peinture que l’on découvre peu à peu, qui est là, qui s’étale en couches infimes et se solidifie en lambeaux et que l’on a pourtant du mal à identifier dans l’immédiat. prouvée, maltraitée, tiraillée au point de casser, apposée et cisaillée, chauffée, salie et révélée, découpe, intervalle, couleur et empreinte, la peinture en prend plein la gueule. Patrice Pantin la manie, il la trace, la blesse, la prélève, la tranche, la tend, la crame, la célèbre. C’est un travail artistique sur la visibilité, sur les arcanes de la construction du visible, sur l’écart entre ce qu’on voit et ce qui est montré. Toute la démarche de Patrice Pantin consiste à creuser, à ciseler cet écart. A partir de quel moment ce que je vois rencontre ce qui est montré ? Un effort presque surhumain est demandé à celui qui regarde pour parvenir à voir ce qui est présenté à son regard, ce qui est là devant elle ou lui, le visible caché, selon l’heureuse formulation que l’artiste emprunte à René Magritte. Il ne s’agit nullement d’invisible. La peinture est affaire de visibilité, de manières et stratégies de construction et destruction, de conquête du visible, comme le formulait Konrad Fiedler. Le travail de Patrice Pantin n’est pas métaphysique. Ou, mieux, avant de bifurquer vers des considérations métaphysiques qui ne font que nous éloigner de la matérialité de l’œuvre, avant d’y voir une quelconque transcendance, notre regard est accroché, interpelé par ce qu’il croit voir et par ce qu’il ne sait pas y être montré. La peinture est aussi affaire de croyance, d’une croyance à l’illusion ; de la croyance de l’enfant pris par son jeu avec tout le sérieux dont il est capable, et qui fait que lorsqu’il joue, le monde autour cesse d’exister.  Cette peinture‑là nous met à chaque fois d’une manière différente dans l’ignorance de ce que l’on est en train de regarder. La peinture ne fait pas que se montrer. Elle met le regard à nu. Elle se saisit du regard, le travaille, le défie, l’exténue et le transporte. Redevenir ignorant pour commencer à regarder de nouveau : ainsi peut être décrit le travail de peinture de Patrice Pantin, une peinture à fleur d’œil. Non, ce n’est pas de la photographie. Non, ce n’est pas non plus de la sérigraphie ni de l’estampe. On passe par une série de négations avant de parvenir au seuil de l’œuvre. Trouver l’entrée revient à s’engager dans un jeu de pistes. Trouver l’entrée, c’est parvenir à voir la peinture.  La rencontre passe par les tracées des lignes‑fentes, des incisions extrêmement denses, à la fois régulières et gardant le tremblé du fait‑main, de la découpe non mécanique. De ces entailles, des bouts de fils d’adhésif méconnaissables traînent par‑ci par‑là sur le papier. Le refus de les enlever, de « nettoyer » l’image jusqu’au bout, montre un rapport à l’histoire du geste, au côté un peu sale de la fabrication, à la mise de la main à la pâte. Le matériau, la peinture, se profile en lamelles. Elle révèle sa visibilité dans l’acte même d’inciser avant de confier le reste à l’absorption de la couleur et aux résultats imprévisible
Bruno Dubreuil Vivre pour des images (entretien avec Bruno Dubreuil paru dans le blog Viens voir paru le 24 janvier 2018) Un matin de décembre, dans l’atelier de Patrice Pantin : plongée dans les eaux profondes de l’art, le vrai. Soyons clair : ce n’est pas de la photo. Ça y ressemble fichtrement, mais ça n’en est pas. C’est même peut‑être pour ça que je me suis senti attiré par ce travail au premier regard. Pour la subtilité du décalage avec une forme d’hyperréalisme photographique. Pour ce trouble. Cette envie de passer la main sur l’image pour sentir la texture, pour éprouver qu’elle n’était qu’une image. Comme l’enfant qui croit pouvoir attraper le reflet du monde à la surface du miroir. La première fois que j’ai rencontré l’oeuvre de Patrice Pantin, c’était sur le salon Drawing Now. Il faut vous dire que ce salon est toujours un de mes plus beaux rendez‑vous de l’année. Il y a là tant d’oeuvres qui me font croire que l’action humaine la plus indispensable consiste à prendre un crayon et à tracer des lignes, que j’en sors avec une foi artistique à chaque fois revivifiée. J’avais posé une question à Patrice Pantin, il avait ouvert un carton à dessin. Agenouillés sur la moquette, nous avions regardé ces empreintes fragiles et évoqué le processus de leur création. J’avais dû poser les mêmes questions à plusieurs reprises tant je n’étais pas sûr de bien comprendre. Il avait fait ce geste que je devais revoir plusieurs fois par la suite : celui de Sainte Véronique tenant le voile ayant servi à essuyer la face du Christ, laquelle s’était imprimée sur le tissu. Entre ses pouces et index, les autres doigts écartés en éventail, il tenait un linge invisible, qu’il déplaçait avec délicatesse. Le mystère restait entier, nous avions convenu de nous revoir. Alors, quelques mois plus tard, je montais les trois marches qui menaient à son atelier, une pièce tout en longueur. « Ici, c’est comme un sous‑marin, sur plusieurs étages » me dit‑il. Nous nous sommes penchés sur de grandes feuilles constellées d’impacts. Patrice parlait de tissu pictural et c’était le mot juste, puisque le dessin incisait la trame des fils de scotch entoilé qui avait recouvert la toile. Le mode de fabrication, le processus, Patrice n’en parlait qu’avec retenue. Il ne voulait pas que ce soit révélé, ni même que ce soit au coeur du regard du spectateur. Ce qu’il voulait, c’était chercher en dessinant. « Il y a dans mes images quelque chose qui se planque, quelque chose qui est absent ». Il a cité Magritte : « je ne cherche pas l’invisible, je cherche le visible caché » Il était question de dessiner avec du sable, dessiner au cutter, au rouleau, et même au chalumeau ! « Les images, je les travaille à l’aveugle. Je recouvre tout puis je chauffe au chalumeau. Et ensuite, j’épluche le dessin ». J’effleurai les images de la paume de la main pour en sentir la granulosité. C’était presque comme toucher de la lumière.   Bruno Dubreuil: mais toi, qu’est‑ce que tu y vois ? Patrice Pantin : pour moi, c’est comme un ciel, une constellation. Ça flotte, ça envoie des signaux lumineux, des sonorités, crrouik, zzz… C’est ça, la peinture ou le dessin : non pas une construction, mais une immersion dans un milieu visuel. Pas que visuel, d’ailleurs : penser à Géricault entouré de morceaux de cadavres tandis qu’il travaillait au Radeau de la Méduse. Le désir de mettre un truc devant ses yeux, de passer des journées entières là, de s’y perdre. Un refuge autant qu’une quête. Une façon d’échapper à un danger en en côtoyant un autre. Bruno Dubreuil : c’est un travail à la fois très minutieux et très lâché. Patrice Pantin : mon outil de travail, c’est la finesse. Regarde, c’est fin comme de la feuille d’or. Je suis une dentellière, à l’abri des bruits du dehors. J’élabore un processus infiniment patient et à la fin, quand je mets l’allumette, Pschoutt ! Je bouscule la brodeuse qui est en moi ! Je dessine avec la chaleur, quelque chose d’aussi immatériel que ce qu’utilise Bernard Moninot (professeur de dessin à l’Ensba) quand il dessine avec le vent. Nous avons laissé les dessins pour monter à l’étage : là où s’élaborent les fameuse empreintes. « C’est de la peinture même. Une agglomération de peinture sur de la peinture. » On était en pleine métaphysique. Et en même temps, c’était très concret, très matériel. On palpait des cailloux, des cartons. On parlait même de photo : « le rapport avec la photographie, c’est que dans mes dessins, comme dans la photo, il n’y a pas de repentir possible. J’ai horreur d’un peintre comme Bacon parce qu’il revient sans cesse sur ce qu’il fait, pour améliorer la forme. » Bruno Dubreuil : l’empreinte, le contact, c’est aussi très présent aux origines de la photo : par exemple chez William Henry Fox Talbot, qui appelait ses premières photos des dessins photogéniques. Patrice Pantin : complètement. Et mes images ont même un coté miroitant, un peu comme le daguerréotype. Il faut les faire jouer devant la lumière pour bien les voir. Ça rappelle aussi les premières images du sol lunaire…   Bruno Dubreuil : est‑ce que les pierres que tu utilises ont une valeur symbolique ou autobiographique ? Patrice Pantin : non, ça m’intéresse de partir avec rien. Je travaille avec du caillou pour faire du léger, des pierres qui flottent. Quand je fais une empreinte de pierre, c’est aussi basique qu’un grain de sable. Mais attention, je dis basique au sens où c’est un élément primordial, capable de porter l’infiniment petit et l’infiniment grand, le microcosme et le macrocosme. Il y a une seule empreinte qui est chargée : elle est prise à partir d’une pierre de Malte, que des plongeurs m’ont rapportée. Elle provient d’un haut lieu touristique de l’île de Gozo, l’arche Azure Window, qui s’est effondrée l’année dernière. Ces empreintes ne sont rien d’autre qu’un voile de peinture pulvérisé sur les choses solides, décollé et positionné ensuite à plat sur une feuille. Quelque chose d’infiniment délicat et volatile, capable de se plier au moindre souffle. Moi j’y vois une sorte de couche intermédiaire du visible. Quelque chose qui rappelle la crainte que la photographie inspirait à Balzac, qui pensait perdre une couche de son être à chaque fois que Nadar prenait son portrait. Patrice Pantin : Je fais apparaître l’autre face des choses. C’est plein et pourtant c’est vide. Comme nous, comme notre corps : on est du plein et on est aussi beaucoup de vide. Comme la figure du fantôme qui est importante pour moi : une surface visible au dehors, creuse à l’intérieur. Le drap peut tomber au sol et il n’y a plus rien. Patrice me tend un dernier dessin : « regarde celui‑là, il est très près de l’échec. Il y a quelque chose qui se cristallise, mais qui se fissure. » Cette rencontre intensément poétique s’est terminée sur une image, alors que j’avais demandé à Patrice s’il voyait une origine à tout ça, un moment fondateur. « Quand j’étais gamin, chez ma grand‑mère, il y avait ces décalcomanies qu’on devait faire tremper dans un bol d’eau, pour que la pellicule se détache. Elle flottait, il fallait la saisir tout doucement pour la poser sur sa peau… » Savez‑Vous à quoi je reconnais un artiste, un vrai ? Au fait qu’il y a toujours, dans une longue conversation avec lui (ou elle), aussi rôdé que soit le discours sur l’oeuvre (et ce n’est certainement pas le cas de Patrice Pantin), un moment de fêlure. Un blanc. Un doute qui s’engouffre brutalement et le laisse sans voix. Justement, dans notre rencontre, il y a eu ce moment, quand Patrice s’est tourné vers moi : « mais Bruno, dis‑moi si tu crois que je me trompe, si tout ça … » Il désignait ses oeuvres et sa main est retombée le long du corps avec une forme d’abattement soudain. Sans cet abîme de doute autour duquel danse l’artiste, il n’y a pas d’oeuvre, que des simulacres.