Le résultat de toutes les opérations précédemment décrites ne saurait cependant se résumer à une image du procédé ou à un index du processus. Ces œuvres nous entretiennent, en filigrane, de la capacité de la peinture à « faire image », hors de toute recherche de mimésis.
Pline raconte encore l’entêtement vain du peintre Protogène à représenter l’écume moussant de la gueule du chien qu’il avait peint avec un grand souci de vérité. Les échecs répétés le conduisirent à renoncer et, « enfin dépité contre l’art qui se laissait trop voir, il lança son éponge sur l’endroit déplaisant du tableau : l’éponge replaça les couleurs dont elle était chargée, de la façon qu’il souhaitait, et dans un tableau le hasard reproduisit la nature. » Nulle volonté de représentation mimétique chez Patrice Pantin, mais un abandon de la virtuosité du savoir-faire (la peinture est, littéralement, « torchée ») pour le « laisser-faire » d’une écriture à distance - « ôter la main d’un tableau » : ce à quoi Protogène ne savait se résoudre. Les allusions figuratives participent du « stratagème » de distanciation : le mode opératoire est sans rapport avec une quelconque volonté de faire image, mais intègre suffisamment d’aléatoire pour que quelque chose de l’ordre d’une image (mais incertaine, mouvante, réduite à une structure plus qu’à un motif) puisse émerger au cours du dépouillement - et au terme d’une suite de mises à l’épreuve. L’apparition de ces possibles mondes micro ou macroscopiques (vues aériennes, constellations, bactéries, poussières, nuées…) évoque un peu les figures et associations suscitées par les taches des tests de Rorschach, et rappelle ces observations que Vinci adressait aux jeunes peintres : « Si tu regardes des murs barbouillés de taches, ou faits de pierres d’espèces différentes, et qu’il te faille imaginer quelque scène, tu y verras des paysages variés, des montagnes, fleuves, arbres, plaines, grandes vallées et divers groupes de collines. »
Les résidus ou plutôt les « précipités » de l’activité du peintre traduisent un désir de voir qui traque dans les limitations de la grille ce qui s’en échappe ; dans la régularité et la prévisibilité, l’excès d’un surgissement chaotique, moléculaire ou cosmique. Les formes mouvantes, pulvérisées, spectrales, sans contour ni échelle, se tiennent hors du plan littéral déterminé par la trame des incisions. La grille engendre ici un autre espace qui lui est contradictoire (ni réglé ni plan), et dont le caractère éthéré renvoie à l’analyse que fit Hubert Damisch de la fonction du « nuage » dans la peinture de la Renaissance. Le nuage, en échappant à la grille perspectiviste qui la structure, ouvre le champ de la représentation : « Si peindre c’est d’abord dessiner (un même terme désignant en grec l’acte d’écrire et celui de dessiner ou de peindre), si la peinture commence avec le contour, la couleur n’intervenant qu’en second lieu, au titre de supplément que sa séduction rend plus inquiétant encore, et suspect, le nuage est connoté d’entrée de jeu comme élément hors la norme » .
Dans la peinture de Patrice Pantin, la présence de ces « nuages » manifeste ainsi ce qui, dans le protocole bien réglé qui dirige le travail, demeure insaisissable : « les corps soit ténus, soit liquides, qui volontiers se confondent et se mêlent avec d’autres corps ténus, comme la vase avec l’eau, le brouillard ou la fumée avec l’air, ou l’élément de l’air avec le feu, et autres choses similaires, dont les extrémités se confondent avec les corps avoisinants, ce pourquoi - leurs limites se brouillant et devenant imperceptibles - ils se trouvent privés de surface attendu que ces limites s’interpénètrent. En conséquence, ces corps sont dits sans surface. »
Il est saisissant de trouver, sous la plume de Léonard, une description qui puisse s’appliquer mot pour mot à une peinture qui ne ressemble en rien, sans doute, à ce que l’époque lui permettait d’imaginer. Il n’est pas moins surprenant de constater qu’une peinture qui nous est contemporaine conduise à cheminer par les détours empruntés ici. C’est que la peinture de Patrice Pantin, répétitive et d’une infinie variété, instinctive et distanciée, organisée et chaotique, est aussi, et à la fois, inactuelle et contemporaine. Inactuelle parce que ce qui est en jeu dans cette peinture est, précisément et viscéralement, la peinture. Contemporaine, exactement pour la même raison - et ce n’est pas la moindre de ses qualités.