P.M. : Dans la description du tableau de Cranach que vous faisiez, j’avais cru entendre un lapsus : cracher du sens / cracher du sang. D’autant que j’ai sous les yeux un grand dessin dont la mise en couleur est rouge ! Ce glissement de sens à sang doit-il s’entendre comme une « image », une métaphore ou est-ce qu’il répond à une violence même retenue mais que vous assumez ?
P.P. : Mon travail est de l’ordre du tatouage : une fois inscrites dans le papier, les traces sont irrémédiables. Mon cutter est un scalpel et je peux aussi le comparer aux outils de dissection. Il y a une dimension médicale, chirurgicale de mon travail : je creuse, je fouille, j’ouvre un « corps » pour y chercher, à l’échelle de l’infime, dans les coupes de l’incision, des questions. Comme à l’école, en ouvrant une grenouille, on y cherche, dans l’épaisseur de sa chair, quelque chose du sens de la vie. Cet animal épinglé, ses 4 membres écartelés comme dans une crucifixion dérisoire, ne peuvent pas ne pas faire penser à quelque chose d’humain. De même ce papier, je le dissèque, je l’ouvre, j’en interroge l’intérieur. Ce sont aussi des prolongements d’autres travaux que j’appelle les Complices. Ces pièces sont conçues spécifiquement pour les espaces où je les installe. Les complices sont donc de dimension variable, de quelques centimètres à quelques mètres : d’une pièce de tissu, je dégage un fil, une tresse que je divise ensuite en trois ultimes jambages que j’épingle au mur . J’invite ici à venir poser le regard sur le tranchant d’une ligne (le fil tendu) que l’on ne voit pas à distance, pour capter, absorber tout entière l’attention sur l’épaisseur d’un fil et de l’ombre qu’il projette C’est mon degré zéro de la peinture. Écarter, ouvrir pour arriver à l’élément constitutif, le plus simple et le plus enfoui.
P.M. : En général, ces opérations de fouiller, de disséquer renvoient à des matières ou à des supports qui ont au moins une apparence organique. Chez vous, le support-le papier-est lisse, froid, neutre, à l’opposé de toute évocation de quelque chose d’organique ; du coup, il semble que là où l’incision se produit, on en voit le geste et la trace, bien plus que la « matière » qu’elle mettrait à jour. Si on incise c’est parce que quelque chose de différent de ce que montre la surface se cache dans la profondeur d’une chair. Dans vos dessins, le papier est papier à quelque niveau qu’on l’appréhende.
P.P. : C’est pour cela que je dis que je suis dans un travail de dessin. Le papier n’est effectivement qu’un support pour produire des « images ». Il n’est pas organique mais clinique. C’est sa neutralité qui rend intéressante toute intervention, qui la renvoie à ses déterminations organiques. Comme chez J. P. Raynaud c’est le blanc du carrelage qui par contraste fera apparaître comme organique tout le reste. Pour moi aussi, le moindre point, la moindre couleur, la moindre défloration suppose ce support blanc et neutre, riche de choses à incarner. Mais cela ne doit pas passer par des images violentes : Le Cri de Munch doit résumer l’acte de crier, le porter à son expression maximale. Je cherche plutôt à aller vers le moins d’image, vers le très peu, vers le plus silencieux possible.
P.M. : Nous avons évoqué le corps et l’arme, mais il faut aussi parler du voile. La première approche que l’on peut en avoir est liée à sa texture-tissu, textile-et à la façon dont il résiste ou se déchire. Mais on peut aussi appréhender le voile par ce qu’il cache ou montre, parfois en même temps.
P.P. : On pourrait rapprocher mes œuvres de tissus picturaux, mais je ne tiens pas à laisser enfermer les dessins dans une logique qui mettrait en avant le « textile ». Ce qui compte pour moi, c’est de faire apparaître. On peut penser que la juxtaposition d’une incision et d’une autre, comme celle d’un fil et d’un autre fil finirait par constituer comme une trame. Mais cela ne m’importe que comme un renvoi à ce qu’a été la peinture sur toile, comme support historiquement déterminé, lorsqu’il remplace le plâtre ou le bois. Au corps de la peinture, à son corps ancien. Et c’est ce corps aussi que je décortique, sépare en même temps que je le rassemble. L’essentiel reste la manière dont cette trame permet d’aller à la rencontre de la mise en couleur. Les lignes d’incision ne sont pas exactement parallèles : c’est l’irrégularité qui permet de dégager la force du dessin. Quand je passe mes jus colorés et que la peinture s’engouffre dans ces lignes d’incision, il y a une respiration qui se fait puisque la trame n’est pas totalement saturée et que des blancs, des manques émergent. Tous les fils ne sont pas également peints, de sorte que certains de mes dessins peuvent autant donner l’impression d’être donnés au regard que de lui être soustrait. Toute la difficulté est de trouver un équilibre entre ce qui sera coloré et ce qui restera blanc. Mais de façon optimale, plus je travaillerai sur mes dessins et plus ils sembleraient se soustraire, se gommer, repartir en arrière et retrouver l’origine immaculée du papier.